Le Courrier 23 novembre 2022
















Cerise Rossier, l’artiste qui fait danser le langage



À la fois chorégraphe et graphiste, la Nyonnaise rêvait de taguer des graffitis. Aujourd’hui, son alphabet «DURCH» séduit surtout les amateurs d’art contemporain, mais la trentenaire continue d’utiliser la rue comme scène, portrait par Léna Wurgler.

Cerise Rossier a enfilé son manteau bold, large et épais, par-dessus une tenue light, moulante. Avec elle, le monde entier peut être décrit en police d’écriture et chacun de vos gestes ou vêtement évoque un caractère typographique. Son art, elle le nomme le «human motion graphism», le graphisme du mouvement humain. Son œuvre majeure, c’est l’alphabet «DURCH» («à travers» en allemand). Sur le papier, ça donne des lettres aux airs de personnages cubistes, dont elle a tiré des estampes haut de gamme, totalement artisanales, pendant le confinement. «Leur vente m’a sauvé la mise», assure la jeune femme de 37 ans, une casquette fitted noire à l’emblème des «New York Yankees» vissée sur la tête. Transposé au corps, son code prend vie sous l’impulsion de danseuses aux allures de lettres. Les performeuses incarnent tantôt un A majuscule et droit, un i souligné et intransigeant ou un z italique et paresseux.

L’alphabet «DURCH», imaginé par Cerise Rossier en 2020, transpose le mouvement humain au graphisme. Chaque lettre ressemble à une silhouette stylisée.

Tribune de Genève septembre 2021






Un cri muet

En novembre, sur la Place des nations à Genève, les danseuses ont inlassablement interprété les lettres «M.A.H.S.A», en hommage à Mahsa Amini, Kurde iranienne de 22 ans arrêtée pour non-respect des règles gouvernementales sur le port du voile et morte en prison le 16 septembre dernier. Un cri de révolte d’autant plus percutant qu’il était muet. «Nous avons dansé son nom afin de transmettre de la force aux révolutionnaires en Iran et en appel à la cessation des féminicides dans le monde», écrit alors Cerise Rossier sur les réseaux sociaux. «Dès que, tout à coup, cinq femmes en manteau noir se déploient, tout le monde se met à les regarder. Cela crée tout de suite un lien avec les gens», s’enthousiasme-t-elle. «Cela demande beaucoup de répétitions, mais pas besoin de lumières artificielles, ni de scène, nous sommes libres.» Se lever, se mettre en mouvement, exister au-delà des attentes de la société, montrer que «tant qu’on a des jambes, on peut tout faire», l’art de la Vaudoise porte en lui un message d’ouverture vers un autre monde. «Je sais que cela paraît hypersérieux, mais il y a un côté très drôle. C’est joyeux et porteur de changement.»

Un art branché et populaire

Cerise Rossier et son art ont quelque chose de paradoxal, à la fois ultra-branchés et dadaïstes, rigoureux et instinctifs, savants et populaires. Ses œuvres séduisent «surtout le milieu de l’art contemporain», mais sont façonnées à la culture urbaine. Car au départ, l’artiste se rêvait graffeuse. «Le problème, c’est que si tu ne cours pas assez vite ou si tu as un enfant à charge, ça devient difficile de faire des graffitis», observe cette mère d’un garçon de dix-huit ans aujourd’hui. Ses lettres humaines, elle les voit donc comme une «revanche» sur l’écriture dans l’espace urbain. Pendant la pandémie, à défaut de pouvoir investir les lieux culturels, Cerise Rossier n’a pas hésité à se produire dans le temple de Nyon pour y interpréter le «Notre Père» en DURCH. «Quelles que soient les contraintes, elle trouve toujours un terrain d’expression artistique», salue Pauline, une amie journaliste avec laquelle elle partage un espace de travail à Genève.

L’aboutissement d’une quête

Pour Cerise Rossier, «DURCH» n’est pas seulement un code, mais l’aboutissement d’années de recherche et de réflexion. «Pendant dix ans, je me suis demandé ce que j’avais à dire, quel était mon cheval de bataille. J’ai essayé plein de trucs sur la scène alternative: des performances, des personnages, de la danse, des attitudes, des costumes». Cerise Rossier incarne ici la lettre «Z» de «DURCH». Selon elle, l’alphabet «suit la construction de l’alphabet latin moderne, sans lui ressembler pour autant». Photo: Stéphane Fahrion Elle se forme à l’école cantonale d’art de Lausanne (ECAL), puis dans une école de théâtre, fait des stages pour apprendre des techniques de jeu, de rythme, de rapport au public. Elle expérimente aussi, beaucoup, seule ou en groupe. Régulièrement, dans sa salle de répétition, elle prend des poses devant la caméra de son téléphone portable. Elle se surprend alors à porter systématiquement des habits noirs et à s’immobiliser dans des postures géométriques. Et puis, en 2020, le Centre d’art contemporain Genève lance un concours pour son exposition «Scrivere Disegnando» («écrire en dessinant»), consacrée aux langues secrètes ou alphabets imaginaires d’artistes. Pour elle, c’est un déclencheur. Ses années de recherches trouvent leur épilogue: l’alphabet «DURCH» naît tout naturellement. «Finalement, ce projet s’est réalisé de manière très rapide, détendue et légère. Pour moi, ça a aussi été un vrai soulagement».

Une équipe de 26 lettres

Depuis, la Genevoise d’adoption a créé sa propre compagnie, La société du spectacle, en référence à un titre de Guy Debord de SMD-Dossier - Konsuminfo AG Konsuminfo AG - 20.01.23 2 © arcinfo.ch 2023-01-20 1967, dans lequel il dénonçait la société de consommation et son pouvoir d’aliénation. Comme l’écrivain français, Cerise Rossier est certaine que l’art a le pouvoir de changer notre rapport au monde. «Le but, ce n’est pas de s’opposer à quelque chose, mais plutôt de montrer d’autres voies possibles». Aujourd’hui, elle voudrait pousser l’expérimentation encore plus loin. Elle se voit bien créer une troupe de 26 personnes, qui incarneraient chacune une lettre de l’alphabet. «J’aimerais avoir mon équipe de foot, avec des joueurs sur le terrain et des remplaçants», image-t-elle. Pour recruter des volontaires, elle prévoit deux stages d’alphabétisation au Flux Laboratory à Genève. Au programme: battles d’onomatopées, apprentissage de chaque lettre ou transposition du graphisme à la chorégraphie. En juin, elle sera exposée à la Galerie Odile à Vevey, sa commune d’origine. Et puis, elle verra bien où le vent la portera. Parce qu’aujourd’hui, elle ne sait plus trop qui d’elle ou de son langage mène la barque. «Désormais, il suit un peu sa propre logique, celle du déploiement du corps. Comme s’il était en avance sur moi.»

Infos pratiques

Ateliers autour de l’alphabet DURCH, 21-22 janvier et 11-12 février, Flux Laboratory, Genève. Inscriptions: cerise.rossier@gmail.com

Prochaine exposition de Cerise Rossier du 2 au 24 juin 2023, Galerie Odile, Vevey. Vernissage et performance le vendredi 2 juin à 18 heures.



paru le 20 janvier 2023dans Arc Info, Le Nouvelliste, Le journal du Jura et La Côte.






AVEC LE SOUTIEN DE :



© CERISE ROSSIER    
GENEVA - VEVEY - NYON
cerise.rossier@gmail.com


video homepage: DURCH lors d’un atelier au musée de Carouge devant une oeuvre de Karim Noureldin, Collection Pictet


HOME